Chœung Ek Killing Fields pour les guides touristiques, est un ancien cimetière chinois situé à une quinzaine de kilomètres du centre de Phnom Penh, qui fut transformé en terrain d’exécution par les Khmers rouges ; c’est là que les détenus de S-21 était amenés la nuit pour être assassinés, lorsque les interrogatoires et les tortures les accompagnant avaient pris fin. Pour rester discrets et éviter un vacarme qui pourrait alerter le voisinage, les bourreaux n’utilisaient pas d’armes à feu ; ils tuaient les condamnés à coups de bâton, par étranglement, à l’arme blanche ou en les égorgeant avec des écorces de palmiers très coupantes, simplement arrachées à la végétation alentour. Les corps étaient ensuite enterrés sur place dans des fosses communes hâtivement creusées. En apparence, rien n’est remarquable à Chong Ek ; le visiteur se promène paisiblement dans un espace vert aménagé, avec des passerelles en bois qui organisent son parcours. La sérénité du paysage masque l’horreur ; le jardin est charnier dont les fosses n’ont pas toutes été ouvertes. Chaque arbre, chaque sentier, chaque recoin, cache une tragédie ; le lieu est peuplé de fantômes et ce qu’il révèle n’est pas ce qu’il donne à voir. Sa banalité ne fait que souligner celle de la routine des mises à mort faisant le quotidien des gardiens khmers rouges, qui tenaient avec un soin obsessionnel le registre de toutes leurs activités ; pour eux, Chœung Ek était un « terrain » ou s’exécutaient non pas des hommes mais d’abord des décisions administratives. Le site est un devenu haut-lieu touristique du pays, aujourd’hui exploité par une société japonaise — ce qui suscite localement des commentaires acerbes sur la marchandisation de la mémoire et la désinvolture avec laquelle on se débarrasse ainsi de la responsabilité d’un lieu historique essentiel.
Neou Sokpanha, étudiant de l’école d’arts visuels Phare Ponleu Selpak, s’est interrogé sur la manière de photographier ce lieu. Faut-il le documenter ? Redoubler l’attention des touristes pour les crânes défoncés déposés dans le stupa monumental faisant face à l’entrée ? Le travail de Neou Sokpanha rejoue la peur enfantine, comme si en se cachant les yeux dans ses mains ce qui nous terrifie pouvait disparaître. Prises avec un petit téléphone portable proposant uniquement un format carré, dont il occulte l’objectif, ses photographies laissent seulement entrevoir ce qu’il observe. On saisit ainsi l’espace par bribes, par fragments, ce qui brouille toute identification immédiate et conduit à reconstituer ou à réimaginer ce qui manque. Ce n’est pas un travail du hors-champ, mais une forme de concentration visuelle sur un punctum de l’image ; les barbelés paraissent plus acérés, le jeune garçon marchant sur un sentier de Chon Ek semble égaré, venu d’un autre âge, d’un lointain diffus, les illustrations documentant les exécutions deviennent allusives et apparaissent d’autant plus terrifiantes, les crânes du mémorial ressemblent à des œufs. Neou Sokpanha nous conduit à voir à travers l’image ; ce faisant il pousse le regard chercher l’invisible, c’est-à-dire, de manière paradoxale, à deviner dans la photographie ce qu’elle ne montre pas.
Neou Sokpanha, photographies au téléphone portable, Chong Ek, 2017