À la chute de Phnom Penh, le 17 avril 1975, les Khmers rouges victorieux ont fait évacuer la ville de force, chassant tous les habitants vers la campagne pour les disperser dans des camps de travail où beaucoup d’entre eux sont morts très vite de faim ou d’épuisement. Opposants politiques, artistes, intellectuels, prisonniers de guerre, tous ceux jugés inaptes à construire la société nouvelle ont quant à eux été assassinés sans délais. La « ville », monde impur rongé par l’impérialisme bourgeois selon les codes de l’Angkar, l’organe gouvernemental opaque des Khmers rouges, était un obstacle à l’avènement du « communisme intégral » pour lequel il ne peut exister ni marché, ni monnaie, ni propriété privée, ni même de vie de famille Quatre ans plus tard, à l’arrivée des troupes vietnamiennes le 7 janvier 1979, Phnom Penh était une cité morte.
Peu après sa « libération », les cinéastes est-allemands Walter Heynowski et Gerhard Scheumann ont pu parcourir la ville sans rencontrer âme qui vive ; sidérés par ce lieu fantôme, ils improvisent depuis un véhicule lancé à pleine vitesse un long travelling à travers les rues. Cette séquence stupéfiante ouvre leur film « Kampuchea : sterben und aufstehn » (Mort et Renaissance,1980), qui cherche à rendre compte de l’état du pays après la fuite des Khmers rouges. Sans commentaire ajouté, simplement soutenu par une musique minimaliste, ce travelling se présente comme un pur moment de cinéma, une vision d’apocalypse où la seule trace de vie est un pigeon isolé qui s’envole à l’approche de l’opérateur ; pour souligner cette étrange apparition, les cinéastes figent son image un bref instant au terme de la séquence.
En 2017, au sein de l’atelier « Mémoire et paysage » il a été décidé de produire le remake de cette séquence et de créer une installation vidéo qui montrerait simultanément sur deux écrans deux visions du même itinéraire dans Phnom Penh. En premier lieu, il a fallu explorer la ville pour retrouver le fil du parcours de 1979. Un court making off documente ce travail, en particulier la recherche du point de départ exact du plan-séquence original ; celui-ci se trouve à proximité du marché central, à quelques mètres d’une station-service alors désaffectée mais aujourd’hui à nouveau en pleine activité. En franchissant la station à contresens, mais de cette manière seulement, on parvient à s’engager dans la direction de l’ancien travelling de Heynowski et Scheumann. Répéter le parcours des cinéastes est une expérience qui ne va pas de soi dans la fourmilière qu’est devenue le Phnom Penh contemporain ; si la ville abandonnée ne créait évidemment aucun obstacle au passage du véhicule équipé de la caméra, il n’en va pas de même aujourd’hui où la circulation est engorgée, mêlant tuk-tuks, motocyclettes, vélos, cyclopousses, voitures, camions, autobus, piétons dans un chaos généralisé. Le tournage s’est ainsi organisé à partir de quelques tuk-tuks réunis en convoi, tentant de rééditer le trajet initial malgré l’encombrement des rues. C’est au retour, en confrontant les deux images, que les correspondances finissent par apparaître ; la structure urbaine a peu changé, les façades restent souvent les mêmes, mais l’espace est à présent envahi par la circulation, chargé de panneaux, d’accessoires, d’inscriptions, de lumières, qui brouillent toute identification immédiate des lieux.
Placées côte à côte, les deux images révèlent une étrange concordance des temps entre un passé tragique impossible à saisir et l’agitation de la ville d’aujourd’hui, qui semble vouloir l’anesthésier. De manière diffuse, la cité fantôme des Khmers rouges est toujours là, enfouie dans le présent. On reconnaît les rues, les carrefours, les bâtiments, cachés sous des néons ou des enseignes; les écrans associés montrent ce qui a changé et ce qui demeure, désignant en filigrane une histoire oubliée. La ville moderne a jeté un voile sur la ville ancienne ; il ne s’agit pas ici de « reconstruction » après un conflit, ou d’une évolution urbaine. Les Khmers rouges n’ont jamais détruit la ville, ils l’ont « dévitalisée » en la dépeuplant ; ce que révèle le travelling des cinéastes est-allemands est un monde désaffecté, au sens strict du terme, devenu la matrice d’une ville nouvelle, régénérée en quelque sorte, mais qui ne se place pas dans la continuité de ce qu’elle
La station-service, point de départ du travelling : à gauche en 1979 (photogramme du film de Heynowski et Scheumann), à droite, la station en 2017était avant. Que faire de cette fracture ? La double vision d’une même traversée à partir d’un degré zéro ne travaille pas ici la nostalgie du temps passé comme peuvent le faire les images anciennes ; elle met en scène à la fois la mémoire et l’oubli, en d’autres termes aussi la puissance du refoulement de ce sur quoi l’histoire achoppe.
« Double crossing », 2017, installation vidéo, 6’ en boucle
« Double crossing », 2017, installation vidéo, 6’ en boucle
Double Crossing, Making Off