Rida Srun

Une archive du paysage urbain

Les opérations immobilières se multiplient aujourd’hui à Phnom Penh, où le prix du m2 atteint 5000 $ dans les quartiers les mieux situés ; elles s’imposent avec brutalité aux populations sans souci d’un plan d’urbanisme cohérent ou du bien commun. Le profit rapide semble le seul horizon de ces projets destinés pour l’essentiel à des complexes hôteliers, des centres commerciaux ou des résidences de luxe. Le cas le plus frappant concerne le lac Boeung Kak, situé au nord de la ville, qui a été entièrement asséché en 2012 pour faire place à un vaste programme de constructions malgré les protestations des riverains. D’une surface modeste de 90 hectares, le lac se situait au cœur d’un quartier populaire très vivant attirant de nombreux touristes. Le plan d’eau et les terrains qui le jouxtent ont été alloués à une société privée dont le premier geste a été de faire évacuer la zone ; 20000 habitants ont ainsi été expulsés d’autorité avec des indemnités bien inférieures à ce qu’ils pouvaient espérer compte tenu du prix réel des terrains. Les destructions de maisons par les forces de l’ordre, les pressions multiples ont provoqué des manifestations qui ont été violemment réprimées par la police. Tous les moyens ont été utilisés pour faire plier les familles : expulsions illégales, harcèlement judiciaire, destructions sauvages, violences physiques, arrestations arbitraires. De guerre lasse la plupart d’entre elles ont fini par accepter les compensations pour s’installer ailleurs. Si les dégâts sociaux de ces pratiques sont considérables, l’impact sur l’environnement n’est pas négligeable, le comblement du lac étant susceptible en particulier d’aggraver la fréquence et le niveau des inondations à Phnom Penh. Selon un observateur, la décision des autorités cambodgiennes de céder ces terrains est aussi absurde que si, à New York, on vendait Central Park à un promoteur immobilier.

Les chantiers sont à présent en pleine activité, mais l’amertume est persistante. Rida Srun a décidé de produire une archive du nouveau quartier en en faisant intégralement le tour juché sur l’arrière d’une moto. Son travail se présente comme un long plan séquence montrant une zone où l’on a fait table rase du passé ; plus rien n’existe de la situation antérieure, ni maisons ni végétaux. Derrière de longues palissades de bois, de tôle ou de béton se construit une vile nouvelle où toute mémoire semble s’être effacée comme si l’on construisait sur une friche.  Le souvenir même d’une vie antérieure disparaît, alors qu’ici même autour du lac aujourd’hui comblé,  se déployait un quartier populaire abritant de nombreuses guesthouses en bois montées sur pilotis. Le film de Rida Srun révèle un monde intermédiaire, entre le terrain vague et les constructions en cours ; ce qui hante les images, et que faute d’indices il devient impossible de réimaginer, appartient au quartier ancien. Le souvenir s’efface mais cette absence pèse et apparaît avec évidence dans ces vastes étendues vides où les travaux n’ont pas tous démarré. Une courte visite sur Google Earth révèle le site actuel ; le plan d’eau a disparu, on voit une zone vierge en pleine ville parfaitement délimitée où tout est rasé, remis à zéro. On parvient encore cliquer sur quelques icônes dispersées, peut-être oubliées dans une récente mise jour, qui montrent dans des fenêtres surgissantes, non sans ironie, les restaurants, les points de vues remarquables tels qu’ils apparaissaient avant ; couchers de soleil sur le lac, pirogues, maisons lacustres.

Captures d’écran sur Google Earth montrant la zone totalement nivelée, comme un trou sur la carte en plein milieu de la ville. Le lac Boeung Kak a disparu. A droite, en cliquant sur une icône, on peut voir un point de vue antérieur ; le paysage n’a aujourd’hui plus aucun rapport avec ce qui est montré. On peut constater à cette occasion le caractère involontairement subversif de Google Earth.

Dans ce parcours autour de chantiers en cours ou à venir, on est frappé par la mise en forme d’une amnésie comme si rien n’avait jamais eu lieu et qu’il fallait se tourner vers les promesses rayonnantes des villes verticales. Hormis l’activité des ouvriers, la vie a déserté l’endroit qui produit l’impression anonyme d’une zone.Celle-ci semble nettement délimitée par les panneaux bleus, gris, verts, jaunes qui bordent les chantiers et forment une espèce de continuum, guidant le parcours de la moto. Le regard se heurte à ces surfaces opaques, et quand une ouverture se dessine on aperçoit entre de très vastes étendues désaffectées de grands immeubles en chantier autour desquelles s’active une armée d’ouvriers coiffés de casques. En formant sa boucle, Rida Srun travaille une documentation du lieu avant son achèvement ; à travers le nivellement des terrains, la récusation de tout ce qui précède et l’ampleur des travaux se discernent pourtant aussi bien la violence de la transformation urbaine que le mépris de toute mémoire. Le plan séquence donne tout à voir d’un seul tenant, se donnant comme un bloc de temps, une trace visuelle sans commentaire ajouté. Vouloir une société entièrement tournée vers l’avenir (et une course au profit) comme le montrent ces images, est ici une nouvelle occultation de l’histoire comme si le pays n’avait aucun passé qui vaille et que sa seule identité était celle des entrepreneurs mettant la politique et l’appareil d’état à leur service. A sa manière strictement descriptive et dépourvue d’affect, le travail de Rida Srun n’est pas sans colère ; son encerclement trace une ligne virtuelle autour du périmètre concerné, venant faire l’état des lieux depuis un point de vue extérieur. Ce qu’il donne à voir peut être perçu comme la dynamique d’une ville en plein développement ou le résultat d’un saccage social, technique, architectural. L’image en apparence banale de ces chantiers de construction au milieu de terrains vagues est en fait une image contaminée par ce qui a été effacé et le souvenir des traumatismes qui l’accompagnent.

Rida Srun, Boeung Kak, vidéo, 17’00 (extrait)