Le film Kampuchea – Sterben und Aufstehn (Kampuchea – Mort et Renaissance, 1980) des cinéastes est-allemands Walter Heynowski et Gerhard Scheumann, a été le fil conducteur de cette première action à Phnom Penh. Heynowski et Scheumann sont entrés au Cambodge dans les fourgons des forces d’invasion vietnamienne qui, en 1979, ont libéré le pays de la dictature de Pol Pot. Au travers de nombreuses séries d’entretiens, menés très peu de temps après les événements, les cinéastes décrivent le caractère mortifère du régime des Khmers rouges, mais filment également le pays, révélant une capitale laissée à l’abandon, des terres en friche et des paysages dévastés. Encadrés par les troupes de Hanoï, ils produisent de fait une œuvre de propagande faisant l’apologie des nouveaux venus, Vietnamiens et anciens Khmers rouges renégats passés à l’ennemi. Présentés comme ceux qui ont permis l’émancipation du peuple cambodgien après les années de cauchemar de la révolution sociale, ces derniers sont en réalité ses nouveaux maîtres. Cependant, malgré l’occupation en cours et la sujétion politique totale du Cambodge à son puissant voisin, la présence de l’armée vietnamienne représentait la fin de la terreur Khmer rouge. L’énorme soulagement de la population est perceptible dans toutes les interviews, et on ne manque pas de remercier les libérateurs. Le caractère très orienté du documentaire ne masque pas la force des récits, qui tous manifestent la cruauté, la paranoïa et l’incroyable mensonge du régime qui vient de s’effondrer ; les images des lieux tels qu’ils pouvaient apparaître à l’époque constituent en elles-mêmes un témoignage de première main sur la situation du pays à ce moment précis. Pris au second degré, ce film peu connu est une archive exceptionnelle concernant une période marquée précisément par l’absence de documents visuels.
Nous nous sommes intéressés en particulier à un long plan séquence dans lequel les cinéastes traversent en voiture Phnom Penh vidé de ses habitants. A la chute de la ville le 17 avril 1975, les Khmers rouges victorieux avaient en effet déporté la population, laissant une cité morte. Il n’existe quasiment pas d’image de l’évacuation massive des habitants de Phnom Penh et de toutes les agglomérations du pays. Parce qu’ils sont nés ou ont vécu en ville, lieu de la contamination impérialiste, les citadins étaient considérés comme impurs, et soumis comme tels à la rééducation politique dans les champs et les rizières. Nous ne pouvons qu’imaginer le désastre qu’a représenté cet événement sans précédent dans l’Histoire, en l’appréhendant à travers les témoignages des rescapés ou par les images hallucinantes deMort et Renaissance. Les rues entièrement vides à perte de vue, les appartements saccagés, les hôpitaux dévastés, la végétation envahissant les bâtiments, ont marqué durablement notre imaginaire.
Le premier projet a été de réaliser le remake de ce travelling en retrouvant les points de passage originaux de la séquence. Grâce au soutien des étudiants cambodgiens et des professeurs plus anciens, il a été possible de mener l’enquête et de relocaliser géographiquement les endroits clés, aujourd’hui méconnaissables. Nous avons donc organisé des tournages dans Phnom Penh en équipant des tuks tuks de dispositifs fixes de prise de vues. L’installation vidéo Double crossing est le résultat de cette expérience.
La ville de Phnom Penh est un terrain d’exploration architecturale, en particulier à travers les bâtiments qui subsistent de l’architecture moderniste des années 1960. L’ambition de Norodom Sihanouk était à l’époque de faire de la capitale une cité d’un urbanisme avancé ; en s’appuyant entre autres sur les projets de l’architecte Vann Molyann, le prince a ainsi considérablement modifié l’aspect d’une ville qui offrait jusque là un aspect plutôt provincial. Les films de Sihanouk lui-même, en particulier Apsara (1965), visible au Centre des archives audiovisuelles Bophana, dirigé par le cinéaste Rithy Panh (avec lequel l’Université Paris 8 a un accord de coopération depuis 2008), montrent des avenues rectilignes, des immeubles d’un blanc resplendissant, des rues ordonnées, avec des voitures soigneusement garées le long des trottoirs, ce qui ne manque pas de suprendre ceux qui connaissent la ville contemporaine. Entre le retour à l’Indépendance en 1953 et le coup d’état du général Lon Nol en 1970, « de jeunes architectes cambodgiens, encore sans expérience, mais enthousiastes, dont le chef de file est Vann Molyvann », écrit Serge Rémy, participent ainsi « à la transformation accélérée du paysage urbain du royaume du Cambodge. Techniques modernes de construction et vocabulaire architectural angkorien et traditionnel se combinent alors pour créer la Nouvelle Architecture khmère. L’ancien protectorat français au charme suranné devient en peu de temps l’un des pays d’Asie du Sud-Est les plus innovants et sans doute les plus dynamiques » (Serge Rémy, « L’esprit d’indépendance : une architecture au Cambodge », in Cambodge – Cartographie de la mémoire, dir. Patrick Nardin, Soko Phay, Suppya Nut, Paris, L’Asiathèque, 2017). Vann Molyvann a construit des édifices majeurs, comme le stade olympique, la Présidence du Conseil des ministres, le théâtre Chaktomuk, l’université royale du Cambodge, entre autres.
Certains édifices sont aujourd’hui menacés et parfois promis à la démolition. C’est le cas du White building, vaste ensemble de logements en centre ville particulièrement original, habité jusqu’en 2017, mais dans un état de délabrement alors très avancé (le bâtiment a été détruit la même année, Sur l’histoire du White Building, voir le film de Kavich Neang, Last night I saw you smiling, Cambodge, France – 2019, qui raconte les derniers jours du bâtiment avant sa démolition et le départ des 493 familles qui y résidaient encore). Les façades noircies, les murs lépreux laissent à peine imaginer la modernité de l’immeuble à l’époque de sa construction. Témoin du patrimoine cambodgien, le White building est devenu dans les années 1990 un lieu de refuge pour les marginaux et les laissés-pour-compte ; à la manière de Le Corbusier, les longs couloirs qui le traversent sont comme des rues, accueillant à présent prostituées, vendeurs ambulants, trafiquants en tous genres, mais également des artistes, qui ont fait du lieu un espace de recherche expérimental. La ville « moderne » des années 1960, très dessinée, n’est pas une cité utopique, elle existe toujours mais semble effacée par les ravages du temps et les surcharges architecturales sans compter la circulation démentielle pour laquelle peu d’aménagements ont été prévus. Elle est également menacée par les tours qui apparaissent partout sans souci de cohérence urbanistique ou d’un quelconque respect d’un patrimoine ancien ou contemporain. La transformation de Phnom Penh avec ses bouleversements sociaux est l’un des fils rouges du travail de cet atelier.
Travailler sur les paysages de mémoire, c’est se confronter au passé khmer rouge. S-21, centre de tortures et d’extermination basé dans un ancien lycée au cœur de Phnom Penh dans le quartier de Tuol Sleng, qui a fonctionné de 1976 à 1979, devenu aujourd’hui le musée du génocide, fascine par son caractère familier, rappelant les volumes géométriques de nombreux établissements scolaires français. La structure ouverte du bâtiment avec des coursives extérieures se retrouve également dans beaucoup d’édifices publics à Phnom Penh, l’école d’art, par exemple, comme en attestent nos images (Ecole + S21).
Ces ressemblances ne manquent pas de créer un certain trouble ; la transformation improvisée d’un lieu d’enseignement en camp de la mort plonge le quotidien le plus ordinaire dans l’horreur. La visite de S-21, qui n’a subi pratiquement aucune transformation depuis 1979, provoque un sentiment diffus de proximité avec la banalité du mal. Le lieu des exécutions était situé à Chœung Ek, à 15 km au sud-ouest de la capitale, où plus de 14000 victimes ont été assassinées. Ce charnier, appelé plus couramment Killing Fields, a été visité pour la première fois par la plupart des jeunes étudiants cambodgiens de l’atelier, révélant ainsi la difficulté de se réapproprier l’histoire collective quand celle-ci a été longtemps refoulée. Les entrelacs de la mémoire au Cambodge trouvent une expression par la confrontation des images, à travers laquelle se dessine une approche sensible de l’histoire au-delà du discours et du commentaire.
Cette confrontation des « images » se retrouve quasiment in situ dans l’ancienne cité balnéaire de Kep, à l’ouest du pays, non loin de la frontière vietnamienne. La ville fut jusqu’au début des années 1970 le lieu de résidence favori de la haute société cambodgienne et des riches expatriés. De nombreuses villas d’inspiration très moderne ont été construites dans la campagne alentour, comme un terrain d’expérimentation architectural, où les uns et les autres auraient décidé de faire assaut d’originalité. L’arrivée des Khmers rouges a bien entendu provoqué la fuite des propriétaires et toutes ces villas « bourgeoises » sont pour la plupart restées à l’abandon. La région de Kep n’a pas été « libérée » comme l’a été Phnom Penh ; jusqu’en 1997, elle est restée un réduit khmer rouge avant que ces derniers ne capitulent définitivement. Aujourd’hui, ces maisons dispersées sont en ruines au milieu d’une population qui a fait sa vie autour d’elles. Les villas hypermodernes à leur époque, qui évoquent parfois les maisons de Le Corbusier ou de Louis Kahn, inscrivent dans le paysage le souvenir d’une société disparue, les restes d’une splendeur d’antan mangés par une végétation luxuriante ; cette impression d’une modernité qui s’est décomposée manifeste, à la manière des romantiques ou des peintres des ruines du XVIIIe siècle, le sentiment de la vanité des entreprises humaines, de la gloire perdue et de la mort. Les Cambodgiens poursuivent leurs activités quotidiennes entre ces riches demeures délaissées, comme si deux mondes différents, deux époques, se côtoyaient là. Les ruines sont ici la présence objective au sein du paysage contemporain d’un passé révolu et le signe apparent de la rupture brutale avec ce que les cambodgiens nomment toujours le « monde d’avant ».
Cet atelier-laboratoire travaille ainsi les relations entre passé et présent, souvenir et oubli, à partir des archives de l’espace urbain et l’exploration de ces paysage fantômes, où ce qui manque est toujours manifeste. Pour définir la puissance des lieux, les Cambodgiens utilisent le terme de « Boromey » ; l’objectif de cet atelier est en quelque sorte de déplacer ce boromey, énergie invisible, dans la production d’œuvres d’art.